"Maman Milena". C'est comme ça que certains de ses patients l'appellent à l'hôpital. Et il y a de quoi : Milena Beresford est l'exemple même de tout ce qu'une maman devrait être : attentive, maternelle, aimante et responsable. C'est une jeune fille profondément généreuse, avec un coeur gros comme ça et de l'amour à distribuer au monde entier. Entièrement dévouée aux autres, son entourage a l'habitude de se reposer sur elle au moindre problème, sachant qu'en frappant à sa porte, ils trouveront toujours un sourire, des gestes affectueux, une oreille attentive et une bonne tasse de chocolat chaud. Rassurante et chaleureuse, c'est le genre de personne que l'on vient voir lorsque tout semble aller mal et qui vous laisse encore entrevoir un petit rayon de soleil. Et elle est comme ça avec tout le monde. Indulgente et tolérante, elle pardonne tout, à tout le monde. Ce qui fait d'elle la cible privilégiée des salauds, et une proie particulièrement facile pour ceux qui cherchent quelqu'un à martyriser. Trop facile, elle ne sait pas, ne veut pas se battre ! Elle est bien trop gentille pour seulement songer à faire du mal à quelqu'un. L'agneau lâché chez les loups. D'une sensibilité à fleur de peau, la blesser ou la détruire est d'une facilité déconcertante. Elle ne supporte pas la solitude et est complètement dépendante des autres. Se retrouver toute seule ? Jamais ! Alors elle est l'exemple même de l'amie en or, à la fois trésor de bonté et bonne poire en chef, mais... C'est pour la bonne cause, non ?

« Je m’ennuie. »

Scott abaissa son journal et posa sur son amie un regard perplexe. Milena, étendue sur le canapé, fixait le plafond d’un air rêveur, ses mains jointes sur son ventre comme une trépassée sur son lit de mort. A vrai dire, c’était vraiment l’impression qu’elle donnait. Si elle n’avait pas parlé, Scott aurait d’ailleurs eu de sacrés doutes. Il soupira et se concentra de nouveau sur les nouvelles tout en n’oubliant pas de dire quelques mots, histoire de distraire la jeune femme de sa torpeur.

« Ca ne te ressemble pas. Qu’est-ce qui t’arrive ? »

Milena laissa à son tour échapper un soupir, bien plus long que celui de son interlocuteur et chargé de sentiments mitigés : frustration, tristesse, nostalgie, impatience, tout ça mélangé et exprimé dans une seule exhalation, bien plus théâtrale que réellement alarmante. Elle avait toujours eu tendance à tout dramatiser. Quand ils étaient petits, elle avait accouru chez lui pour lui dire que le chien était mort, alors qu’en réalité il s’était simplement endormi après avoir avalé quelques somnifères de maman Beresford qui traînaient un peu trop bas pour être raisonnable.

« Je voudrais qu’il nous arrive quelque chose. »

Elle entendit Scott abaisser de nouveau son journal. Pour un peu, elle aurait aussi entendu ses sourcils se froncer. Elle esquissa un sourire et se redressa sans lui accord un regard et bondit du sofa pour aller à la fenêtre et écarter le rideau. C’étaient les vacances d’été, le campus était fermé et tout le monde était parti en vacances, sauf eux deux. Seuls au monde, lui semblait-elle. Ca aurait pu l’amuser, mais Scott était un paresseux pour qui traîner à la maison toute la journée n’était pas un problème, alors qu’elle, elle avait besoin de bouger, de s’activer. C’était dans sa nature, dès son plus jeune âge, elle avait adoré courir la campagne avec ses parents, jouer au bord de la mer jusqu’à tomber d’épuisement, inventer des histoires qu’elle mettait ensuite en scène avec d’autres enfants de son âge… Scott, qu’elle avait rencontré à l’âge de huit ans, l’avait assagie en lui faisant découvrir notamment le plaisir de la lecture et la musique : il jouait du violon et elle du piano, et ils avaient passé un nombre incalculable d’heures à jouer ensemble. Il avait été son meilleur ami, son presque frère, et puis il avait déménagé à l’autre bout du monde à cause du boulot de son père et ils avaient perdu contact. Heureusement, elle semblait avoir définitivement perdu son caractère hyperactif pour réussir à se trouver des occupations calmes. Toujours est-il qu’elle détestait ne rien faire et s’ennuyer, contrairement à lui que l’oisiveté ne dérangeait pas le moins du monde.

« Et si on ouvrait un cabinet de détectives ? » demanda-t-elle tout à coup. « Comme tu es plus malin que moi –malheureusement- tu ferais Sherlock Holmes, et moi je serais ton Watson. On enquêterait sur les crimes les plus étranges. » « Tu lis trop de romans policiers, ma grande. » se contenta-t-il de répondre en reprenant sa lecture. « Mais si, imagine ! Imagine ! Un jour, on frapperait à la porte, et un cadavre entrerait en titubant et maronnerait une phrase mystérieuse, comme « le léopard… tacheté ! » (elle mima la scène de manière plutôt convaincante et reprit) avant de s’écrouler… » « Je rectifie : tu lis trop les romans d’Agatha Christie, surtout ceux qui mettent en scène les Beresford… J’ai reconnu la référence, et comme Tommy, je te rappelle que les morts ne titubent pas. »

Milena le regarda, consternée. Non seulement il s’ingéniait à casser tous ses délires consciencieusement, mais en plus il devinait toutes ses références culturelles ! Bon d’accord, c’est lui qui lui avait découvrir la série du couple Beresford en s’amusant de la concordance avec son nom de famille, mais tout de même… De là à reconnaître SES répliques préférées à elle…
Ceci dit, ça avait toujours été comme ça. Elle avait beau se clamer libre et indépendante, il avait toujours été derrière elle pour la surveiller, de leurs huit à leurs quatorze ans, comme une ombre silencieuse qui ne sortait de son mutisme que sur sa demande, sans jamais rien exiger d’elle. Elle l’adorait, son Scott. Même si maintenant qu’elle avait grandi, elle se débrouillait aussi bien sans lui… Quand il avait déménagé à leurs quatorze ans, elle s’était sentie abandonnée, et avait décidé de se venger en devenant plus brillante que lui. Il avait toujours été un modèle pour elle, et bien elle allait le dépasser ! Elle s’était mise à beaucoup travailler à l’école, était rapidement passée en tête de classe, et ses prouesses scolaires par la suite ne se sont jamais démenties. Si la physique-chimie n’a jamais été son fort, en revanche elle brillait en lettres, en mathématiques et en biologie. D’un naturel bon et généreux, elle a vite exprimé le désir d’aider les autres et s’est donc tout naturellement orientée vers la médecine. Ce doit être son amour des mystères qui l’a poussée vers la psychiatrie. Par pur esprit de défi, elle avait tenté le concours d’Oxford, et à sa propre surprise, avait été acceptée. A l’âge de dix-neuf ans, elle avait ainsi rejoint l’une des plus prestigieuses universités du monde… Et avait eu la surprise encore plus intense d’y retrouver Scott, en médecine lui aussi ! Ils avaient pris un appartement ensemble et s’étaient mis en colocation… Et voilà où ils en étaient, elle à vingt-quatre ans, lui vingt-six, pendant leurs longues vacances d’été avant leur rentrée dans le monde semi-professionnel.

« As-tu réfléchi à l’endroit où tu voudrais faire ton stage, Milena ? » demanda Scott pour changer de sujet. « Non, pas vraiment… Je ne sais pas où aller. Loin, si possible. Mais je ne connais rien en dehors du Royaume Uni… »

Il la considéra un instant, puis lança tout à coup : « Tu n’as qu’à venir avec moi. » Milena le regarda avec étonnement. « A New York. Il paraît que c’est très sympa, comme endroit . Et le service psychiatrique de l’hôpital est très renommé. » Elle ne répondit pas tout de suite, puis sauta de joie. « OUAIS ! ALLONS A NOUILLE YORK ! » « New York. » « Oui, bon… Même chose… »